Quand l'écologie s'invite en ville
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L'Agence est intervenue au colloque international « Quand l’écologie entre en ville » organisé à Lausanne du 23 ou 25 janvier 2019. Sa présentation a porté sur l’expertise écologique pour et par l’action planificatrice : l’enjeu de la biodiversité à l’épreuve du fait urbain.
Organisé à Lausanne du 23 au 25 janvier 2019, le colloque international « Quand l’écologie entre en ville » invitait à traiter du rôle croissant (mais tardif) de l’écologie urbaine non seulement dans la connaissance mais aussi dans la gestion et l’aménagement des villes. Le 23 janvier, l’écologue de l’Agence, Hugues Merle et Mathieu Perrin de l’Irstea (désormais INRAe), étaient invités à présenter leur point de vue sur le thème « L’expertise écologique pour et par l’action planificatrice : l’enjeu de la biodiversité à l’épreuve du fait urbain. » Extraits de leur présentation.
Introduction
La traditionnelle stratégie de conservation consistant à établir des périmètres de protection est apparue comme insuffisante pour enrayer l’érosion de la biodiversité. Face à ce constat, le concept de réseau écologique, importé de l’écologie du paysage et de l’écologie des populations, s’est vu progressivement promu dans le champ de l’aménagement (Jongman 1995, Mougenot and Melin 2000, François et al. 2010, Chaurand, 2017). L’enjeu est essentiellement celui de la fragmentation des habitats d’espèces faunistiques et floristiques, notamment par les implantations humaines, souvent considérée comme une cause majeure du déclin de la biodiversité. La reprise de ce concept de réseau écologique dans une optique opérationnelle et aménagiste, alors que celui-ci s’appréhendait initialement comme cadre théorique, ne manque d’ailleurs pas de soulever des interrogations parmi les écologues (Boitani et al. 2007, Battisti 2013, Gippoliti and Battisti 2017).
Ce contexte questionne alors les modalités de définition de ces réseaux écologiques dans les procédures de planification et tout particulièrement l’expertise mobilisée pour en justifier les tracés. Il s’avère que les connaissances disponibles au niveau des territoires sont souvent parcellaires ou sinon fragiles pour jauger de la pertinence écologique des contours retenus et que les méthodologies utilisées sont parfois distantes de celles qui peuvent être privilégiées dans les cercles scientifiques. Cette constitution de l’expertise apparaît toutefois comme un aspect clé sachant que l’approche par les réseaux écologiques a pour corollaire de réintroduire l’enjeu de la biodiversité sur des superficies qui avaient été plus ou moins dévolues à d’autres fonctionnalités socioéconomiques.
Le propos - se concevant comme un échange entre un écologue pratiquant au sein d’une agence d’urbanisme et un chercheur en aménagement - se verra développé sur la base d’un cas d’étude, à savoir la mise en œuvre de la politique française de la trame verte et bleue dans le cadre du plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) de Grenoble-Alpes-Métropole. Il s’agit d’un territoire métropolitain contraint par le manque d’espace et les risques majeurs (naturels et technologiques), où les questions de réseaux écologiques entrent rapidement en résonance, voire en tension, avec les enjeux de développement (habitat et économie).
La communication s’organise en trois parties. Dans un premier temps, seront brièvement exposés quelques éléments du contexte français permettant de mieux saisir les fondements de cette politique « trame verte et bleue ». Dans un deuxième temps, il sera fait état à partir d’exemples de l’expertise mobilisable ainsi que des jeux de gouvernance auxquels doit s’adapter l’expert en écologie dans les démarches de planification urbaine/territoriale. Dans une partie conclusive, nous interrogerons la place accordée à l’expertise écologique dans ces processus portant sur des espaces contraints et lui étant peu traditionnels.
L'approche française : la politique "Trame Verte et Bleue"
Dans le cadre du Grenelle de l’Environnement, étant un cycle de rencontres politiques organisées en 2007 et au cours desquelles furent réunis représentants étatiques, associations environnementales, partenaires sociaux et collectivités locales, a pris force l’idée d’une trame verte et bleue. Celle-ci se conçoit comme une « démarche structurante qui consiste à inscrire la préservation et la restauration des continuités écologiques dans les décisions d’aménagement du territoire. » (Ministère de l'Écologie et du Développement durable 2011). Le concept vise à prévenir la fragmentation paysagère et à garantir la circulation des espèces entre réservoirs de biodiversité (zones vitales, riches en biodiversité et où les individus peuvent réaliser l’ensemble de leur cycle de vie) au moyen de corridors écologiques (linéaires plus ou moins continus empruntable par la faune et la flore). Il est à noter que les réservoirs de biodiversité de la TVB sont souvent établis autour de sites déjà reconnus, au travers d’un statut de protection, de gestion ou reconnus par un inventaire. La TVB se veut être une approche opérationnelle et se conçoit en outre de manière multiscalaire, emboitée et descendante (Orientations Nationales > Schéma Régional de Cohérence Ecologique > Schéma de Cohérence Territoriale > Plan Local d’Urbanisme), bien qu’une latitude assez large soit concédée au échelons inférieurs dans la prise en compte et l’enrichissement du concept localement.
La cause écologie face aux réalités et besoins de certitudes du monde de l'aménagement
L’expert en écologie impliqué dans les démarches de planification se voit fréquemment confronté à des situations délicates. Deux aspects fragilisent plus particulièrement sa position :
Premièrement, les moyens mobilisables (humains, financiers, instrumentaux, etc.) et données disponibles (habitats/espèces, télédétection, etc.) sont particulièrement limités. La production de la connaissance dans le contexte français repose essentiellement sur des recensements naturalistes opportunistes et plus rarement opérés par campagnes. Les données d’espèces disponibles sont par conséquent souvent des données de type « étude d’impact » révélant des présences (et non absences), « statiques » (logique de stock de biodiversité impliquant une identification et interprétation très difficiles des déplacements hormis pour quelques grands mammifères) et « fixes » dans le temps (absence de vision dynamique dans la durée, à de rares cas de suivis près). Autrement dit, ces données ne permettent d’appréhender que très indirectement et imparfaitement les fonctionnalités écologiques. En outre, il apparait un autre défi, traversant par ailleurs l’écologie plus académique, à savoir celui de l’appréhension du multi-espèces et notamment des fonctions diverses que peut remplir simultanément un même espace pour différentes espèces faunistiques et/ou floristiques. Enfin, il s’avère parfois difficile de croiser des données espèces produites de manière très hétérogène et plus ou moins accessibles. Il résulte de ces différents points une précarité de la connaissance écologique au niveau des territoires.
Deuxièmement, la gouvernance de planification implique une posture particulière de l’expert en écologie. Il est censé non seulement garantir une certaine rationalité technique dans les choix opérés, en dépit de la précarité des connaissances, mais également convaincre face aux planificateurs, élus, et experts porteurs d’une autre compétence thématique. Dans ces arènes de décision, l’expert est ainsi souvent amené à vulgariser le savoir, à sélectionner les éléments susceptibles de faire mouche plutôt que de mobiliser les données a priori les plus pertinentes écologiquement parlant, à présenter la complexité parfois de manière relativement grossière sous peine d’être inaudible. En outre, l’expert en écologie est souvent tenu d’adopter un discours de prudence (recours fréquent au conditionnel dans les formulations) sachant la fragilité des connaissances sur le territoire là où les planificateurs exigent des garanties (attente de propos affirmés) pour assurer leurs choix d’un point de vue technique ou encore juridique et où d’autres experts thématiques sont en mesure d’opposer des données apparaissant plus robustes pour orienter la décision. Cette situation peut induire des tensions, surtout lorsque sont discutés les corridors et leurs contours.
* Ces différents aspects seront illustrés à travers la présentation de choix opérés autour de corridors périurbains établis dans le cadre du développement de la TVB sur le Plan Local d’Urbanisme intercommunal de Grenoble-Alpes-Métropole.
Une constitution de l'expertise écologique par - et non seulement pour - la Trame verte et Bleue ?
Il se perçoit assez rapidement à l’aune du cas grenoblois que la défense de la cause écologique suppose parfois de modérer dans les cadres de gouvernance de planification le recours à une argumentation scientifique, que ce soit en raison d’un manque de connaissances adaptées ou de difficultés à communiquer l’information. Dans un contexte d’insuffisance de la connaissance, notamment à l’échelle des territoires, pour justifier une action censée répondre aux enjeux majeurs identifiés en matière environnementale, il est à se demander si la traditionnelle relation entre expertise et action ne doit pas être quelque peu repensée. Classiquement, l’expertise se conçoit comme la « production d’une connaissance spécifique pour l’action. » (Lascoumes 2002) Sans doute l’action mériterait-elle parfois, et notamment en matière planificatrice, d’être inversement considérée comme une opportunité pour façonner l’expertise et son intégration dans un « écosystème de l’expertise » (Brand and Karvonen 2007, Beck 2015). Sans doute faut-il déplorer une occasion manquée, lors de la phase d’élaboration de la politique TVB. N’aurait-il pas été envisageable de faire plus ouvertement de ce concept d’aménagement un outil visant la structuration sur le long terme d’une expertise écologique territorialisée, avec des objectifs assez clairs en la matière pour les collectivités locales et autres instances territoriale ? Peut-être faut-il espérer certaines évolutions en ce sens à travers la mise en place d’observatoires de la biodiversité à l’échelle de territoires de projet.
- Battisti, C., 2013. Ecological network planning - from paradigms to design and back: a cautionary note. Journal of Land Use Science, 8 (2), 215–223.
- Beck, S., 2015. The Problem of Expertise: From Experience to Skillful Practices to Expertise. Ecological and Pragmatist Perspectives. European Journal of Pragmatism and American Philosophy, VII-1.
- Boitani, L., Falcucci, A., Maiorano, L., and Rondinini, C., 2007. Ecological networks as conceptual frameworks or operational tools in conservation. Conservation Biology, 21 (6), 1414–1422.
- Brand, R., and Karvonen, A., 2007. The ecosystem of expertise: complementary knowledges for sustainable development. Sustainability: Science, Practice and Policy, 3 (1), 21–31.
- Chaurand, J., 2017. La cohérence interterritoriale des projets de continuités écologiques : l’exemple de la politique trame verte et bleue en France, Thèse de doctorat en Science de l’environnement, 470 p.
- François, E., Amsallem, J., and Deshaye, M., 2010. L'intégration du principe de continuité écologique dans les schémas de cohérence territoriale (SCOT) Analyse de 21 expériences de SCOT. Science Eaux & Territoires, 3, 110–115.
- Gippoliti, S., and Battisti, C., 2017. More cool than tool: equivoques, conceptual traps and weaknesses of ecological networks in environmental planning and conservation. Land Use Policy, 68, 686–691.
- Jongman, R.H.G., 1995. Nature conservation planning in Europe: developing ecological networks, Landscape and Urban Planning, 32, 169–183.
- Lascoumes, P., 2002. L'expertise, de la recherche d'une action rationnelle à la démocratisation des connaissances et des choix, Revue française d'administration publique, 103, 369–377.
- Mougenot, Catherine, and Melin, C., 2000. Entre science et action : le concept de réseau écologique. Nature, Sciences, Sociétés, 8 (3), 20–30.