#1 | A la rencontre des habitants de la Côte Saint André

13h30. Début du premier entretien. Sylvie, qui gère la banque alimentaire au sein du CCAS de la Côte-Saint-André, nous a réservé une petite salle confidentielle. Un billard, quelques livres et un piano poussiéreux décorent la pièce. Elle vient de poser un thermos de café sur la table et nous souhaite une bonne discussion en compagnie de Thierry. Mon collègue Antoine sort, je sers le café et pose mon dictaphone.

Thierry a beaucoup à dire. Ou à redire, surtout de la politique sociale en France. A peine assis, il étale ses dernières factures devant moi. Il est nerveux et visiblement assez remonté "ah vous voulez parler ? et bien on va parler".

Thierry a 56 ans, habite la Côte depuis deux ans et perçoit le RSA en continue depuis trois. Il occupe un logement privé en location dont les factures ont augmenté rapidement cette année. Sa situation financière fragile vacille depuis deux mois. Il se rapproche du Département et du CCAS qui le dirigent vers l'aide alimentaire tout en préparant un dossier pour la commission FSL (une aide spécifique du Dpt orientée logement).

"Quand t'as 626 € de RSA j'aimerais bien qu'on m'explique comment tu fais"

Au département, il est accompagné par une assistante sociale pour ses démarches d'emploi "j'ai des comptes à rendre sur mes recherches, comme si ça me plaisait d'être dans la merde. Mon but c'est de rebondir et d'avoir un travail quotidien, pour s'épanouir quoi. La vie c'est pas le RSA quand même !". Il détaille ses allers-retours entre RSA et petits contrats de moins de 6 mois, qui n'ouvrent plus le droit au chômage. 

Thierry est critique vis à vis de l'accompagnement social. Il assure que ce n'est pas le boulot qui manque mais qu'il est difficile d'obtenir un CDI.

"J'veux pas qu'on m'oblige à prendre des boulots que je peux pas faire, on me propose maçonnerie ou boulangerie alors que moi je suis dans le handicap, la logistique ou la mécanique"

L'entretien se poursuit pendant près d'une heure. Thierry alterne entre des précisions sur sa situation actuelle et l'expression d'un sentiment d'injustice.

Des propos forts envers la politique nationale, comme la trop forte taxation des entreprises qui nuirait aux recrutements, ou envers d'autres populations qui selon lui seraient davantage aidées [entendre par là les personnes d'origine immigrée]

Thierry cherche de l'assentiment dans mes hum et mes hochements de tête. Il vient de se livrer, de parler de ses années de prison, des conséquences pour l'estime de soi d'accepter des boulots toujours moins valorisants et du regard déclinant porté sur lui par les patrons, les amis, la famille... Je me contente de l'encourager à m'en dire plus sans avoir ni réponse à ses problématiques sociales, ni réplique à lui donner sur les débats de société.

Après Thierry, s'assiront Marlène, Bruno, Sophie et Benoit. Tous en situation de précarité mais avec chacun sa propre histoire et son propre rapport à l'institution.

Bruno et Marlène sont extrêmement reconnaissantes envers les professionnelles de l'action sociale, qui leur ont permis d'ouvrir des droits (retraite, prime d'activité) et de se rapprocher des assos. Sophie n'a pas le temps de nous en dire beaucoup : maman solo, elle a ses 2 enfants à aller chercher et vient de sacrifier son créneau de courses pour nous parler. Benoit vit un logement insalubre. L'appart est plongé dans le noir, Benoit dans une procédure de surendettement auprès de la Banque de France. Il garde le sourire et nous propose de boire un coup chez lui. On décline, évidemment. D'autant qu'il est 19h.

Lucas Jouny, chargé d'études sociétales

#2 | Oisans – Avec la Croix Rouge mobile, tournée de distribution de colis alimentaires

Mercredi 24 mai. J’accompagne aujourd’hui une tournée de distribution de colis alimentaires de la Croix Rouge mobile en Oisans. C’est une proposition du responsable de l’Union Locale de la Croix Rouge d’Echirolles pour aller à la rencontre de publics précaires dont nous cherchons à obtenir le témoignage. Le contact avait été établi lors de la première phase de l’enquête, dans le cadre du focus group organisé avec les acteurs locaux de la solidarité et de l’action sociale. Pour cette deuxième phase, nous nous appuyons sur les structures rencontrées à cette occasion afin de faciliter ces mises en relation.

Carton plein. Les 20 personnes rencontrées lors de la tournée acceptent toutes d’être recontactées pour un futur entretien en tête-à-tête. C’est une surprise. La démarche est pourtant loin d’être évidente et reste souvent (très) aléatoire : il s’agit de parler de soi, de ses difficultés, de l’expérience parfois douloureuse de la relation d’aide, tout cela face à un inconnu. Cela touche à l’intime. C’était un pari à part entière. Le fait d’être aux côtés de la Croix Rouge et de ses bénévoles y est pour beaucoup. On sent une relation de confiance bien établie, de la connivence. Des prises de nouvelles et des remarques bienveillantes sont échangées au fil du parcours. Le fait, également, de se présenter en personne, de proposer une attention et une écoute particulière à ces personnes, en dehors de tout lien de dépendance. ​​​​​​​

9h. La tournée démarre par le chargement du camion avec les colis de la Banque Alimentaire et des produits frais de collecte. Certains colis sont personnalisés. L’un comporte des vêtements pour nourrisson, un autre un livre sur l’arrêt de la cigarette offert par une bénévole. 23 colis sont ainsi distribués, pour 36 bénéficiaires au total. La tournée a lieu tous les quinze jours. Elle existe depuis sept ans. Et, depuis cette année, les bénévoles ont mis en place un nouveau circuit en Matheysine qui a lieu tous les quinze jours également, en alternance avec celui de l’Oisans. De la même manière, ce sont les assistantes sociales du territoire qui adressent les bénéficiaires à la Croix Rouge.

 Avec les deux Michel, qui ont créé ces tournées de la Croix Rouge sur ces deux territoires, et Dominique, une troisième bénévole également à la retraite, nous effectuons un premier ensemble d’arrêts autour de Livet et Gavet, et de Rioupéroux. De la part de ces habitués des distributions, des anecdotes émaillent le parcours. L’évocation, par exemple, d’une famille de réfugiés, hébergée dans des conditions indignes à proximité d’un chantier de construction, venue solliciter de l’aide directement auprès du camion. Celle aussi d’une ancienne famille aisée, ruinée à la suite d’une saisie d’huissiers. Souvent, les mots sont retenus et prononcés bas pour décrire la dureté des conditions de vie et des situations. « Chez eux, vous allez voir, c’est vraiment Zola ».

Une contribution financière d’un euro par adulte (0,50 euros pour les enfants) a été mise en place à l’initiative des bénéficiaires afin de s’acquitter d’une forme de redevabilité, même symbolique. La plupart des bénéficiaires « créditent » ainsi en amont une petite somme qui couvre plusieurs tournées, en donnant 5, 10 ou 20 euros. Une seule famille cumule des retards importants de paiement, qui ne lui seront malgré tout jamais reprochés.

La tournée se poursuit à Bourg d’Oisans et ses alentours. Les publics sont variés, on devine une grande diversité de situations et des parcours de vie. Certains en parlent, d’autres non. La Croix Rouge ne connait des situations que ce qu’en disent les personnes. Lorsque je présente l’étude que nous conduisons, des rancœurs envers les systèmes d’aides sociales et leur complexité s’expriment parfois, avec l’idée, à une occasion, qu’il vaudrait mieux « s’appeler Ben Soussan pour être aidé ».

 Nous montons ensuite aux 2 Alpes, en passant par différents hameaux insoupçonnés accrochés aux pentes. Une petite route en corniche où il est difficile de croiser en camion a laissé à Michel un souvenir impérissable, rebaptisée depuis un épisode périlleux la « descente de la mort ».

 Un point de rendez-vous est fixé avec un bénéficiaire véhiculé qui descend d’une vallée isolée à notre rencontre. Un autre, habitué des travaux « à la tâche » à l’Alpes d’Huez (déneigement de terrasses, etc.), ne peut cette fois-ci pas se rendre au point de rendez-vous, en raison d’une panne de voiture. Nous montons donc le retrouver sur un parking de la station voisine, également désertée par les touristes en cette saison mais malgré tout animée par tout un ensemble de professionnels d’entretien, de maintenance ou du bâtiment.

​​​​​​​Certaines personnes restent injoignables, d’autres doivent être rappelées plusieurs fois. Un colis est laissé dans une cave, un autre sur un palier. La tournée, dense, s’achève en fin de journée avec les quelques rendez-vous manqués raccrochés sur la route du retour.

 

Ludovic Morand, chargé d'études sociétales