Se doter d'une boussole pour naviguer dans l'incertitude

L’entrée dans une nouvelle ère et la crise sanitaire que nous traversons bousculent profondément notre manière de vivre, notre vision du monde et notre façon d’appréhender l’avenir. Comment dans le contexte anthropocène se livrer à l’exercice prospectif attendu de l’Agence ? Comment reconstruire un socle qui associe toutes les parties prenantes, dans des horizons temporels qui prennent en compte la totale incertitude actuelle ?

Réponses croisées de Frédéric Pontoire, Responsable Stratégies Territoires et Montagne à l’Agence et de Stéphane Cordobes, Chercheur à l’École urbaine de Lyon, Conseiller à l’Agence nationale de cohésion des territoires

Pourquoi, à l’ère anthropocène, le futur est-il plus incertain que jamais ?

Stéphane Cordobes : Trois raisons principales font que l’incertitude est aujourd’hui au premier plan.
La première est liée à notre cadre naturel, devenu extrêmement fragile. La pression anthropique qui s’exerce sur la planète et la transformation des équilibres biochimiques qui ont caractérisé l’Holocène, la précédente ère géologique, occasionnent le changement climatique. Un nom générique pour englober différentes manifestations comme l’élévation de la température, la montée des eaux, des épisodes extrêmes pouvant déboucher sur des catastrophes naturelles, etc. Ces transformations de la nature font émerger des évènements ou des situations inhabituels, avec un impact direct sur le territoire, l’agriculture, les villes ou les espaces habités... 
La seconde raison de l’incertitude est liée à notre capacité à penser, à nous adapter, à cette « nouvelle planète »que nous habitons. Le monde moderne que l’on a édifié est en train de basculer. L’ensemble des catégories de pensée et d’actions, forgé dans un monde d’abondance, ne va plus être adapté à un monde anthropocène instable, où les ressources deviennent plus rares. Il va falloir inventer de nouvelles manières de réfléchir, d’agir, de vivre ensemble. C’est un sacré défi car en général de tels changements de paradigmes sont constatés plutôt après coup, par les historiens ou les philosophes des sciences. Les décrire au préalable, voire les inventer, constitue un enjeu inédit.
Enfin, la troisième dimension, qui touche le plus grand nombre, est celle de notre propre vulnérabilité, d’un point de vue philosophique, ontologique. L’homme est une espèce mortelle et notre culture a souvent mis à dis-tance la mort et ce qui relève d’accidents de la vie, avec par exemple le concours de médicaments pour retarder cette échéance. L’entrée dans l’anthropocène est le rappel de cette condition humaine, du fait que nous n’avons pas une maîtrise totale de la nature ni de notre propre existence. La crise sanitaire me semble un excellent exemple de notre vulnérabilité. Cette mise en présence avec la peur de la mort bouleverse complètement notre manière de vivre, d’habiter, de cohabiter, d’être avec les autres, d’être au monde tout simplement.

Comment édifier les territoires dans ce nouveau monde ?

Frédéric Pontoire : En tant qu’Agence, nous écoutons assidument les scientifiques. S’ils nous disent que les activités humaines, le développement urbain, l’urbanisation généralisée du monde sont devenus des forces de transformation de la terre, alors il y a lieu de nous interroger sur les modèles de développement et d’occupation de l’espace, de les remettre en perspective. Il faut se saisir de la force de ce concept d’anthropocène, protéiforme, toujours en mouvement, dans le registre d’intervention habituel d’une agence d’urbanisme, à savoir l’aide à la décision à travers l’observation, la projection, la planification... 
La pluridisciplinarité est une force pour revisiter la manière de réfléchir à l’élaboration de nos stratégies de territoire et plus globalement, à la construction de nos politiques publiques, en particulier les politiques de planification et les projets qui les mettent en œuvre. Face à cet avenir incertain, construire une stratégie territoriale, un projet de territoire, un document de planification, suppose de se départir des outils habituels qui proposent un scénario prospectif unique. Une agence d’urbanisme doit aider à l’élaboration de politiques publiques qui préparent à affronter des changements brutaux, plus ou moins prévisibles. Qui aurait pu imaginer la pandémie de la Covid19 dans ces dimensions-là ? II faut par conséquent des politiques publiques qui prévoient - dès leur conception - différentes modalités d’ajustement et d’adaptation. Certains pays européens sont beaucoup plus efficaces que nous en matière de suivi et d’évaluation en continu.
Je pense enfin qu’il appartient à l’Agence d’aider les collectivités à préciser les registres des politiques publiques : qu’est-ce qui relève de l’atténuation, de l’adaptation, de la transition, de la résilience ? Si nous parvenions à stabiliser ces termes, ce serait un grand pas pour hiérarchiser les ambitions, les moyens et les outils à déployer pour réussir la traduction en actions publiques sur le territoire.

Comment accompagner les élus dans l’adaptation des politiques publiques au changement global ?

Stéphane Cordobès : C’est à l’échelle du territoire que nous avons sans doute aujourd’hui le plus de capacité pour inventer des réponses. Évidemment, les collectivités locales ont un rôle majeur à jouer par rapport aux enjeux d’adaptation et de résilience. « Faire territoire demain » va nécessiter de mettre en œuvre des procédures et des processus nouveaux, nous obligeant à redéfinir nos objets techniques, nos expertises, notre ingénierie de planification ou de prévision.La modification de notre rap-port au monde, la vulnérabilité, la complexité, vont aussi nous contraindre à travailler avec d’autres. Il y a un enjeu à la fois démocratique et scientifique extrêmement im-portant à devoir inventer une forme de prospective qui mobilise tout à la fois des scientifiques, des citoyens, des techniciens, des experts, toutes les parties prenantes du territoire. Pour que conjointement, celles-ci produisent du savoir, qualifient les enjeux, produisent de l’action, dans un processus collectif d’apprentissage et d’expérimentation. C’est un défi ambitieux parce qu’on ne sait pas faire et que cela va nécessiter des moyens qu’aujourd’hui on ne mobilise pas. À titre d’exemple, pour la Convention citoyenne sur le climat, il a fallu donner aux citoyens engagés les moyens d’apprendre, d’inventer un langage commun, de se libérer de leurs obligations familiales et professionnelles ; autrement dit, qu’on crée un cadre pour mettre les acteurs en situation de réflexion collective. Le rôle de citoyen doit être pensé comme une fonction à part entière. Il faut lui donner les moyens de jouer ce rôle. C’est ce qu’il va falloir organiser demain dans les démarches de prospective. Les agences d’urbanisme répondent au besoin de nouvelles scènes de réflexion ; c’est leur mission constitutive dans la sphère publique pour donner aux acteurs du territoire des pistes pour jouer leur rôle.

Comment l’Agence se déploie-t-elle pour faire évoluer la prospective territoriale ?

Frédéric Pontoire : Pour initier de nouvelles scènes de réflexion, l’Agence a l’ambition de proposer, aux différentes échelles de l’aire grenobloise, une plateforme mutualisée de réflexion et d’échanges entre ses nombreux partenaires. Une« plateforme des prospectives et des stratégies » qui viendrait combiner des horizons temporels différenciés :le présent et le court terme, en plus de l’échéance de 2030 qui est celle des documents de planification (SCoT, PLUi, PLH...) et de 2050, qui est l’échéance de la neutralité carbone. Cette démarche de prospective anthropocène se veut concrète, utile, en partageant l’univers de contraintes, la réalité du monde tel qu’il est. Il s’agit d’une prospective du « comment » autant que du « quoi ».
Dans un territoire
reconnu pour afficher des objectifs ambitieux, nous imaginons que ce sont surtout les conditions dans lesquelles les politiques publiques locales se conçoivent et se dé-ploient qui seraient explorées. Le « comment » est autant dans la manière dont la plateforme s’organise et travaille collégialement que dans la définition des orientations de futurs possibles et la mise en place des stratégies. Aussi est-il nécessaire de bien identifier les parties-prenantes : non seulement celles qui relèvent de l’action publique locale ou supra-locale, mais aussi tout le réseau d’acteurs privés extrêmement vivace, autant que celui des initiatives citoyennes très denses sur notre territoire.
La plate
-forme des prospectives et des stratégies, d’une grande souplesse dans son fonctionnement, a pour vocation d’amener du matériau commun en partageant un agenda des problématiques, sans pour autant partager le même agenda d’actions. C’est un exercice prospectif nouveau, exploratoire, modulaire et permanent, qui est proposé, une invitation à se projeter ensemble dans les mutations et incertitudes d’un monde contraint à se renouveler.

Juin 2020